La Vie au Bout du Monde
De là où je viens, on l’appelle “Le Bout du Monde.”
Rien d’autre que la mer à l’horizon. Et une montagne énorme qui se tient derrière.
C’est cet endroit en Martinique, appelé Le Prêcheur. C’est touuut au bout de la côte nord de l’île, à près d’une heure de la moindre forme de village ou de ville. Quand vous vous tenez sur la plage, la Montagne Pelée se hisse et s’impose derrière vous. Quand vous regardez au loin devant vous, tout ce que vous pouvez voir à des kilomètres et des kilomètres, c’est la Mer des Caraïbes. L’eau chaude et bleue qui brille sous les reflets du soleil.
Et le soleil… Le SOLEIL ! Je vais avoir l’air d’une vraie fille des îles en disant ça, mais le soleil est tout pour nous en Martinique. Sérieusement, n’importe qui dans les Caraïbes dirait la même chose. Nous sommes comme des plantes. Le soleil nous met de bonne humeur. Quand vous sentez ses rayons… il vous redonne tout de suite le sourire. Il vous donne de la joie et du bonheur. Vous êtes bien. La vie… est bien.
Il y a peut-être moins de 2.000 habitants à Le Prêcheur. Ce qui n’est vraiment pas beaucoup. Mais parfois, quand on s’y tient lorsque le soleil se lève… on a l’impression d’être seul au monde, avec l’île.
Le Bout du Monde.
Demandez à ma mère. Elle a vraiment cru que c’était la fin du monde lorsqu’elle était sur le point d’accoucher. Enfin, je n’étais pas là à ce moment bien sûr, mais étant la plus jeune de ses quatres filles, ce sont mes sœurs qui m’ont raconté l’histoire. Dès que le travail avait commencé, elle et mon père ont sauté dans la voiture et ont dû conduire près d’une heure pour atteindre l’hôpital le plus proche.
Et si elle avait des incertitudes sur ce que j’allais faire en grandissant, ou sur quel genre de fille elle allait éduquer, ma mère m’a toujours raconté ça :
“Tu donnais des coups de pieds dans mon ventre avant même d’arriver au monde.”
La mer et le football. C’était comme ça en Martinique. En tout cas pour moi ça l’était, parce que j’étais différente des autres filles. J’étais un peu garçon manqué et obsédée par le football. Avec les garçons, en sortant de l’école à la fin de la journée, on allait sur la plage pour nager et jouer au football. Même à l’époque je le savais déjà : je devais jouer deux fois mieux et deux fois plus intelligemment pour être respectée.
On plaçait des chaussures en guise de buts et, quand on n’avait pas de ballon, on jouait avec une bouteille en plastique. Et lorsqu’on n’était pas à la plage, on jouait dans le parking de notre cité.
C’était rare pour une fille de jouer au football en Martinique, alors ça l’a été encore plus vu que ce sont les femmes de ma famille qui m’ont poussée à jouer. Elles aimaient le football autant que moi. Ma tante était arbitre sur l’île. Ma mère jouait un peu et regardait des matchs tout le temps. Alors quand ma sœur et moi on se disputait pour décider du programme TV les weekends, j’avais toujours le juge de mon côté.
Ma mère rentrait dans la chambre.
“Pourquoi vous êtes en train de crier ?”
“Wendie n’arrête pas de mettre le match de football !” lui répondait une de mes sœurs.
Ma mère nous regardait, puis regardait l’écran…
“Vraiment ? Qui est en train de jouer ?”
Et elle s’asseyait à côté de moi pour regarder le match.
Quant à mon père ? Et bien, ce n’était pas le père classique qui adorait le football et qui hurlait devant l’écran. Il préférait parler politique. Mais nous étions tout de même proches. C’est peut-être parce que j’étais la plus jeune de ses filles, je ne sais pas, mais j’étais tout le temps collée à lui. Là où il allait, je devais y aller aussi. J’étais comme son ombre. Tous les jours, lorsqu’il se dirigeait vers sa voiture pour aller au travail, j’étais là, juste derrière lui.
“Papa ! Papa ! Je peux venir avec toi ?” Et j’essayais de monter dans sa voiture.
Ce n’était pas important pour moi s’il allait au travail ou ailleurs, je voulais juste y aller avec lui. On s’asseyait pendant des heures, et on parlait de tout et de rien, sauf de football. Il me taquinait, et moi aussi. Les dîners du dimanche étaient importants chez moi, mes oncles, cousins et tantes venaient tous nous rejoindre après l’église. On s’asseyait à table, on mangeait des crevettes, du poulet et du riz. Et ma chaise était juste à côté de celle de mon père, toujours à portée de main.
Pour moi, rien n’était meilleur que la vie à la fin du monde. Je ne connaissais rien d’autre.
Et puis du jour au lendemain, et c’est ce qui rend la vie si brutale, tout est devenu mauvais. D’un coup.
Vers l’âge de huit ans, on a appris que mon père avait un cancer du poumon.
Cancer du poumon ? Je ne savais même pas ce que ça voulait dire.
Comment peut-on savoir ça quand on a huit ans ?
Il n’avait jamais fumé ou bu une seule fois durant toute sa vie, et maintenant, Papa était très, très malade. Le cancer s’était répandu au fil de l’année dernière ou celle d’avant, et il ne lui restait au mieux que quelques mois. Il ne lui restait plus longtemps, selon les médecins.
Au mieux ? Plus longtemps ? Je ne savais même pas ce que ça voulait dire.
Comment peut-on savoir ça quand on a huit ans ?
Quand on a huit ans, on n’a aucun souci. Quand on a huit ans, on a le football. Quand on a huit ans, on a la mer. J’avais ma mère. J’avais mon père. J’avais les dîners du dimanche durant lesquels je m’asseyais à côté de lui à table.
Quand on a huit ans, notre père est sensé être là pour toujours.
C’est bizarre de prendre du recul à cet âge-là. Je dis prendre, mais tout ça m’était plutôt imposé. Je ne voulais pas ça. J’avais huit ans, de quoi je pouvais bien me soucier ? Mais à cet instant, d’un coup, on réalise… que les choses ont une fin. L’océan n’est pas infini. Et mon père n’irait pas mieux.
Au bout d’un moment, il a été transféré dans un hôpital où ma mère passait tout son temps lorsqu’elle n’était pas au travail. Je suis restée avec ma grande sœur, qui avait sa propre maison dans une autre partie de l’île.
C’était juste avant la rentrée scolaire, en août. J’étais assise à côté de ma sœur lorsque le téléphone a sonné.
Une fois. Deux fois.
J’ai attrapé son bras, et je l’ai regardée. Je le savais déjà. Avant même qu’elle ne décroche.
“Papa est mort.”
“Arrête de dire n’importe quoi.”
“Tu vas voir,” je lui ai répondu. “Papa est mort.”
Ma sœur s’est dirigée vers le téléphone, et c’était ma mère ou mon oncle au bout du fil, je ne me souviens plus. J’étais assise là, à la regarder.
“Viens vite à l’hôpital,” ils lui ont dit. “C’est fini. Il nous a quittés.”
Avant que mon père ne décède, il m’a fait m’asseoir à côté de lui. C’était l’une de nos dernières conversations. Celle-là était différente. Il m’a dit que bientôt, il ne serait plus là. Et j’avais enfin commencé à comprendre.
Il avait eu d’autres choses à me dire, des choses qui resteront entre lui et moi.
Mais quand je suis sortie de la chambre, je savais qu’il ne serait plus là. J’avais enfin compris ce que ça voulait dire.
Je savais que la vie serait différente.
Et ce que je voulais en faire.
Ma mère s’est battue pour nous offrir tout ce qu’elle pouvait. Je pense que je tiens ma force d’elle. De mon côté, je me suis complètement consacrée au football. Dès la fin des cours, j’allais jouer au football. Dès la fin de la messe du dimanche, j’allais jouer au football.
Un jour, elle et moi, nous nous sommes assises dans le salon, rien que toutes les deux. Il y avait un match à la télévision, c’était l’Équipe de France féminine. Elle était assise là, et moi j’étais dans l’une de ces petites chaises pour enfant, vous savez, celles qu’on place juste à côté des adultes ?
J’étais assise là. Et d’un coup elle est apparue. Marinette Pichon. Honnêtement, je ne me souviens d’aucune autre joueuse à part d’elle.
Là j’ai levé les yeux vers ma mère.
“Un jour, tu me verras à la TV avec ce maillot.”
“Ah ouai ?”
“Ouai, ça sera moi. Tu verras.”
En Martinique, ça signifie beaucoup de choses, le maillot de la France. Nous sommes à 8.000 kilomètres, mais… ce maillot … cette équipe. Nous sommes Français, mais nous savons que sur l’île nous devons travailler beaucoup plus pour arriver à ce niveau, vous comprenez ? Dans les Caraïbes, nous respectons ce maillot. Nous savons qu’il doit se mériter.
Et quand j’ai vu Pichon le porter ce jour-là, je ne sais pas, il s’est passé quelque chose. J’ai simplement su que je devais le porter aussi. Que j’allais le porter aussi.
C’est comme ça que tout a commencé.
Un jour à l’école, on a eu une sorte de test d’orientation professionnelle. Mon enseignante a demandé à la classe : “Qu’est-ce que vous voulez faire plus tard ?”, tout en distribuant des bouts de papiers. On devait les remplir avec les carrières qu’on aimerait suivre un jour. J’en ai écrit deux.
“Joueuse de football professionnelle. Hôtesse de l’air.”
(Oui je sais, ça n’a rien à voir, mais bon, dans les deux cas je savais que je voulais voyager et découvrir d’autres endroits du monde.)
Mon enseignante est passée pour vérifier nos travaux, et s’est arrêtée au niveau de mon bureau. Elle a pris mon papier, y a jeté un coup d’œil, puis m’a regardée.
“Wendie, ça n’existe pas,” a-t-elle dit en pointant le premier emploi. “Tu dois le changer. Ce travail n’existe pas.”
“Non, je veux être une joueuse de football professionnelle.”
Elle a pris mon papier, et a inversé les deux réponses.
Je l’ai repris.
Et j’ai réécrit FOOTBALLEUSE en premier.
Pour moi, c’était évident. C’était la seule chose importante. Je n’étais même pas en colère, parce que je ne me posais même pas la question de savoir si ça allait arriver. Ça allait arriver. C’était un fait dans ma tête. Je suis une personne pieuse. Je crois que certains choses sont choisies pour nous, que nous avons des chemins tout tracés. Et j’avais déjà le mien. Mon destin était déjà écrit.
Je devais juste en informer les autres.
Et un jour, l’un de mes entraîneurs à l’école m’a dit qu’il avait réussi à me trouver une place pour faire un essai à Clairefontaine. Au printemps prochain, il m’a dit que j’irai en France, ou en Métropole comme on l’appelait, durant le mois de mai.
“J’ai ton billet, tu t’en vas la semaine prochaine.”
J’étais tellement heureuse. Tellement excitée. Tellement terrifiée.
Et quand je suis arrivée ? … Ça n’avait rien à voir avec la Martinique. Il faisait froid, nous étions dans les bois et il n’y avait pas beaucoup de soleil ! Et ce n’était pas facile. Sur l’île, j’étais connue comme étant la fille qui jouait au football. J’étais souvent la seule dans mes équipes, mais en France ? Personne ne me connaissait. Personne n’avait même entendu parler de moi. Ce qui était normal. Toutes les autres filles avaient été repérées en France depuis des années. Moi j’étais juste une fille des îles. Cette semaine-là, j’ai tout fait pour sortir du lot, mais… j’avais cette… sensation. Comme si ça n’allait pas marcher.
À la fin de la semaine, une fois les essais terminés, l’un de mes oncles qui habitait à Paris est venu me récupérer. J’allais rester avec lui pendant le weekend avant de retourner en Martinique.
“Comment tu penses que ça s’est passé ?”
“Je ne sais pas ce que j’en pense, mais je ne crois pas qu’il vont me choisir.”
“Pourquoi pas ?”
“Il m’ont à peine regardée ou parlée.”
J’ai passé tout le weekend collée à son ordinateur. A constamment vérifier si des nouvelles avaient été postées sur le site internet concernant l’équipe. Actualiser. Rien. Actualiser. Rien. Actualiser. Rien.
Actualiser.
Chargement en cours …
La liste. Elle était là. Et j’ai cliqué dessus. Les noms ont défilé sur l’écran.
Je suis descendue.
Et descendue.
Jusqu’au bout, jusqu’à ce que je ne vois … rien.
Je n’avais pas été choisie. Alors j’ai appelé mon entraîneur en Martinique et je l’ai remercié pour son aide, mais je lui ai dit que je serai de retour aux entraînements dès lundi.
“Non, non, ne bouge pas,” il m’a répondu. “Je te trouverai d’autres essais. Attends, ne raccroche pas, je vais appeler un ami et je te rappellerai après.”
Quand il m’a effectivement rappelée, il m’a dit qu’ils avaient prévu un essai pour moi d’une semaine à l’Olympique Lyonnais. J’ai immédiatement pris le train pour Lyon.
Le soleil brillait.
Et après une semaine, l’entraîneur m’a dit qu’ils me retenaient.
C’était le destin.
Je ne sais pas comment résumer 12 années à Lyon.
Je suis passée de la fille de 16 ans, pleurant devant ma classe de Français après avoir laissé ma mère en Martinique, me demandant si tout ça deviendrait plus facile, si les gens arrêteraient un jour de se moquer de mon accent, si j’allais enfin me sentir chez moi ici…
A celle qui joue avec l’équipe première, qui a le brassard de capitaine, et qui a gagné le droit de porter le maillot de l’Équipe de France.
Nous toutes sommes passées de celles qui gagnaient uniquement des bonus à chaque victoire, lorsque je suis arrivée en 2006, sans aucun salaire …
A trois ans plus tard, celles qui signaient leurs premiers contrats professionnels.
J’ai pu appeler ma mère, qui pendant des années s’est sentie gênée de savoir que d’autres personnes devaient s’occuper de sa fille à Lyon, pour pouvoir lui dire que je gagnais enfin mon propre argent. En tant que femme. Qui joue au football.
Nous sommes passées de celles qui accueillaient 50 personnes dans notre stade…
A celles qui jouent devant 20.000 fans lors d’une finale de Ligue des Champions, dont les rencontres sont diffusées à la TV, et qui se font arrêtées dans la rue par des passants voulant des autographes ou des photos.
On est encore loin du but, mais je peux déjà apercevoir la lumière au bout du tunnel. Et vous savez, tout ce que je souhaite c’est de sentir cette lumière sur mon visage. Mais nous sommes les ambassadrices de la génération à venir. Comme l’étaient les femmes avant moi, et celles qui viendront après : ma tante, qui est encore arbitre en Martinique. Ma sœur, qui me laissait traîner dehors plus longtemps pour pouvoir jouer avec les garçons du quartier. Ma mère, qui regardait tous les matchs avec moi à la télévision, qui ne m’a jamais dit que je n’en étais pas capable et qui a tout fait pour que j’y arrive.
Pour être honnête, même si je regardais tout le temps Pichon, c’était Ronaldinho qui m’inspirait quand j’étais petite. Je rêvais de jouer comme lui. Son style, sa façon de bouger sur le terrain – il dansait sur le terrain. C’était comme de la samba … peut être qu’il a un côté caribéen. On cherche tous à s’amuser et à être heureux dans la vie. Avec les rayons du soleil, peut-être ?
Mais quand je suis arrivée ici, j’ai voulu plutôt devenir une joueuse comme Cristiano. Pour deux raisons : d’abord, son travail et son éthique. Il y est parvenu tout seul. Ensuite, je veux des TROPHÉES. Je suis restée à Lyon durant toute ma carrière. Les gens m’ont souvent demandé pourquoi, surtout que j’ai eu des opportunités de pouvoir jouer autre part, dans d’autres ligues. Mais la voilà la raison, et peut-être qu’en tant que femme on ne s’attend pas vraiment à ce qu’on réponde ça. Mais oui, je les veux ces trophées. Je veux gagner la Ligue des Champions plusieurs fois d’affilée. Je veux battre des records en championnat. Je veux des rivalités. Je veux entendre les insultes lorsque je rentre sur le terrain au moment d’un derby.
C’est de ça dont est fait le football, et c’est pour ça aussi que les femmes y jouent. Parce qu’on aime quand il y a des bagarres pendant le match, on aime les tacles appuyés, quand il y a des cris et des disputes. C’est comme ça que c’est beau.
Je veux le meilleur du football.
Parce que l’on ne se bat pas pour la place des hommes. On se bat juste pour notre place à nous. Ce n’est pas une rencontre équitable. On ne veut pas opposer le football des hommes contre le football des femmes. Il n’y a pas de meilleur ou de pire. On veut juste être reconnues et respectées.
Juste du football.
Le même terrain.
Les mêmes règles.
Le même ballon.
Et c’est pour ces raisons que la Coupe du monde en France trouve tout son sens. Un trophée pour nous représenterait un tournant pour le football féminin français. Mais avec cette compétition, des petites filles partout dans le monde … en Martinique, et surtout en France, nous verront. Elles nous verront ici. À notre place.
Elles verront ce travail : Une femme qui joue au football.
Alors pour elles, et pour mon enseignante de 4ème, regardez.
Regardez-moi.
Regardez-mon travail.
Parce que ce travail, il existe vraiment.